• Le Monde Diplomatique, n° 718 de janvier 2014 : "Décentralisation, collectivités territoriales : bureaucratie ou démocratie ?"

    "Une action municipale capturée par les technocrates - Rendez-vous manqué de la gauche et de la politique locale" - Fabien Desage et David Guéranger.

    "Cent dix-sept fois plus de cadres que d'ouvriers" - Michel Koebel

    Les institutions intercommunales, dont le dernier avatar est la loi sur les métropoles (2013), se sont développées (à partir de 1992) dans le sillage des réformes de décentralisation des années 1980. On analyse ici le fonctionnement des pouvoirs locaux issus de la décentralisation, qui s'opacifie de plus en plus, et qui efface le débat politique... à un point tel que, pour les auteurs, "la gauche a abandonné le champ de la critique" de la décentralisation.

      

    En italique : remarque du rédacteur. 

     

    1. Des politiques locales qui se standardisent

     

    Autrefois, on observait un clivage politique entre les communes qui privilégiaient la sécurité et l'accueil des entreprises, et celles qui conduisaient une politique d'aide sociale, culturelle et de participation des habitants. Aujourd'hui, on observe la similitude des programmes d'action publique dans de nombreuses villes, indépendamment de la majorité qui y détient le pouvoir : lignes de tramway, salles de congrès et de spectacles, grands stades, écoquartiers, vidéosurveillance. Les "politiques métropolitaines", en particulier, sont toutes les mêmes : attirer les cadres supérieurs, et les "activités supérieures", affaires, haute technologie, culture.

    Quelques explications immédiates de ces faits sont "pragmatiques".

    - la "technicisation" du "métier d'élu" (et sa "judiciarisation"), impose des normes contraignantes à l'action. Pour guider les élus, circulent des informations sur "les bonnes pratiques" (consensuelles).

    - les contraintes financières imposent leurs limites (qui ignore que la "décentralisation" vient "sans les moyens" ?).

    Dans des conditions telles que pour changer les choses, il faut vraiment de la vertu (celle des citoyens de la République romaine). 

     

     

    2. Les pratiques nouvelles de politiciens de plus en plus "professionnels"

     

    La décentralisation a multiplié les débouchés locaux pour ces individus. Les carrières électives deviennent continues, associant de plus en plus étroitement mandats locaux et mandats nationaux, par cumul ou enchaînement.

    Les auteurs infirment une idée reçue : les élus locaux, par leur conservatisme, entraveraient le réformisme gouvernemental. Pas vraiment, car les agents concernés sont les mêmes. Ainsi, les intérêts des élus locaux peuvent être "intégrés précocement dans le processus législatif".

    Finalement, au travers de la décentralisation, les élus organisent les institutions dans lesquelles se déroule leur carrière.

    La décentralisation est donc largement insensible aux alternances politiques. Les élus en gèrent le fonctionnement, qui est complexe, mais en décalage avec les réalités du "terrain". 

    Parmi les élus locaux urbains, les cadres supérieurs sont 117 fois plus représentés que les ouvriers. Il n'est donc pas étonnant que leurs ardeurs de changement perdent de leur force.

    C'est ainsi que l'on voit des élus communistes, contre l'avis des militants locaux de leur parti, soutenir des "Partenariats Public-Privé", aubaines pour les monopoles des travaux publics : le Grand Stade de Lille, l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes. 

     

    3. Une stratégie d'évitement du débat démocratique

     

    Le débat politique existe encore dans les assemblées d'élus directs.

    Par contre, dans les intercommunalités, il est plus difficile à mener. Les élus le sont au second degré. Les partis et leurs adhérents et le peuple, qui ne sait plus où rencontrer ses "administrateurs", ne contrôlent guère ces institutions opaques. Les conseils communautaires décident nuitamment, après des débats de façade, sans diffusion préalable des informations cruciales, qui manqueront aux éventuels opposants, bien en peine de se manifester. De nombreux maires savent se placer dans l'exécutif intercommunal, comme vice-présidents de "délégations" diverses, et dans divers "bureaux", et autres "commissions", lui donnant "une allure d'armée mexicaine"(sic). Aucune décision ne saurait être prise sans leur accord. C'est ainsi que les maires, en leurs "conclaves", "font valoir l'intérêt de leur commune, à l'abri des regards extérieurs".

    La satisfaction des intérêts divergents fait primer le compromis sur le débat politique ; le moyen plus aisé d'arriver à cette fin est, à la source du processus, la gestion technique des affaires.

    De surcroît, pour huiler les rouages qui relient les étages du "millefeuille territorial", la réforme en cours propose des "Conférences territoriales d'action publique", et un "Haut conseil des Territoires". Voilà où en est notre "République décentralisée". Vous avez dit bureaucratie ?

     

    Conclusion

     

    La "décentralisation" fait couler beaucoup d'encre, mais son côté anti-démocratique est bien moins médiatisé. Les débats politiques et stratégiques n'agitent plus les institutions locales.

    L'innovation politique et sociale est-elle encore possible localement ? Comment une institution locale pourrait-elle décider de redistribuer la richesse et d'aider les classes démunies, tout en leur permettant l'accès à la culture ? Ce à quoi œuvraient le communisme et le socialisme municipaux, à Suresnes, à Villeurbanne, à Roubaix... au début du XXème siècle.

    Le souci du "territoire" succède à celui du progrès social. Le "territoire" est un objet fantasmé,  lisse, où règnent la négociation plutôt que la délibération, le consensus plutôt que la contradiction.

    Décentralisation et territoire, des armes idéologiques et politiques ?


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  • Commentaires

    1
    Monségu
    Dimanche 19 Janvier 2014 à 11:53

    Découvrons-nous les difficultés de la démocratie(?)

    Oui, l'organisation socio-politique avec une hiérarchie de niveaux, d'échelons impliquant des délégations de pouvoirs et des négociations aboutissant à des compromis entre positions diverses, ça existe, - et voulons-nous y mettre un terme? Non, sinon il faudrait avoir - et d'abord concevoir - une forme de démocratie "directe" à l'échelle d'un grand pays comme le nôtre(?)

    Alors, pour éviter, ou au moins contenir, les dérives bureaucratiques et technocratiques signalées ici (lesquelles ne datent pas d'hier mais sont effectivement plus accentuées parce qu'elles s'appuient sur l'argument de la complexité croissante des sujets à traiter qui sert à certains de prétexte pour imposer des solutions préparées à l'avance), il nous faut y être représenté(e)s au mieux pour forcer de vrais débats visant à la satisfaction des besoins des populations qui nous mandatent.

    Cependant, veillons à ne pas jeter un discrédit global sur les représentants dans ces niveaux d'organisation, - d'abord parce que nous souhaitons nous-mêmes y être plus nombreux et agissants!
    Si la démocratie s'avère insuffisante et pervertie : À nous de la corriger et de l'améliorer? Ensemble, étant conscients de ce qu'il faut dénoncer et empêcher dans la pratique du traitement des "dossiers" discutés, revendiquons d'être dans ces discussions en y apportant notre contestation, en exigeant la correction de ce qui apparaît comme des "abus de démocratie"?
    _____

    2
    ClaudeL
    Dimanche 1er Juin 2014 à 17:19

    Il est très difficile de parler de démocratie et les discussions tournent vite en rond, car ce que nous appelons démocratie (notre système politique) n’en est pas une. Et pendant longtemps, personne n’était dupe. Les grandes figures de la révolution de 1789 voulaient la république, pas la démocratie. Voir le discours de Sieyès du 7 septembre 1789 :

    « Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. »

    Plus tard, en 1875, l’Assemblée nationale, très majoritairement monarchiste, vota les lois constitutionnelles de la République. Pourquoi ? Parce que Thiers expliqua à ses collègues que permettre au peuple de voter était le meilleur système pour permettre à l’élite (eux) de conserver le pouvoir.

    Dans l’inconscient collectif, la démocratie est le meilleur ou au moins, le moins mauvais des systèmes. Appeler notre système Démocratie est une entourloupe destinée à nous empêcher d’imaginer autre chose.

    Alors qu’un système fondé sur l’élection est par définition, un système aristocratique comme l’explique bien Castoriadis dans la vidéo que j’ai postée. Si on considère que notre élite politique a réellement le pouvoir de gouverner, nous devrions appeler notre système oligarchie libérale. Des présidents successifs ayant expliqué vouloir luter contre la toute puissance financière avec les résultats que l’on sait, force est de constater que le pouvoir réel est aux puissances de l’argent. Notre système ressemble fort à une ploutocratie libérale.

     

    Il est parfaitement légitime de penser que la démocratie directe (pléonasme) serait très compliquée à mettre en œuvre dans nos Etats modernes. Reste qu’appeler un chat un chat est l’impératif de base pour élaborer une pensée pertinente.

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